Philologica Canariensia 31 (2025), pp. 59-78
DOI: https://doi.org/10.20420/Phil.Can.2025.760
Reçu : 18 décembre 2023 ; version révisée acceptée : 25 juillet 2024
Publié : 30 mai 2025
The Influence of Places on the Construction of Identity in Maryse Condé’s La Vie sans fards (2012)
La influencia de los lugares en la construcción de la identidad en La Vie sans fards (2012) de Maryse Condé
Beatriz Álvarez Palanca
Universitat de València
ORCID: 0009-0005-3283-6202
Dans le deuxième récit autobiographique de Maryse Condé, La Vie sans fards (2012), l’auteure explore le développement de son identité pendant sa jeunesse. L’objectif de cette recherche est de comprendre sa relation turbulente avec les lieux pendant cette étape importante de sa vie : l’île de Guadeloupe, la ville de Paris et le continent africain, qui éveillent en elle un sentiment de manque d’appartenance, de désorientation et un désir profond de trouver sa place dans le monde. Pendant son parcours par les différents espaces, Condé approfondit les concepts développés dans les études sur la diaspora noire : la décolonisation, l’espace in-between ou l’identité hybride, pour finalement arriver à une nouvelle conception de l’identité.
Mots-clés : identité, lieux, appartenance, diaspora noire, Maryse Condé
Abstract |
In Maryse Condé’s second autobiographical novel, La Vie sans fards (2012), the author explores the development of her identity during her youth. The objective of this research is to understand her turbulent relationship with the places during this important stage of her life: the island of Guadeloupe, the city of Paris, and the African continent, which awaken in her a sense of lack of belonging, disorientation, and a deep desire to find her place in the world. During her journey through the different spaces, Condé deepens the concepts developed in the studies of the black diaspora: decolonization, the in-between space or hybrid identity, to finally arrive at a new conception of identity.
Keywords: identity, spaces, belonging, black diaspora, Maryse Condé
Resumen |
En el segundo relato autobiográfico de Maryse Condé, La Vie sans fards (2012), la autora explora el desarrollo de su identidad durante su juventud. El objetivo de esta investigación es comprender su turbulenta relación con los lugares durante esta importante etapa de su vida: la isla de Guadalupe, la ciudad de París y el continente africano, que despiertan en ella un sentido de falta de pertenencia, desorientación y un profundo deseo de encontrar su lugar en el mundo. Durante su recorrido por los diferentes espacios, Condé profundiza en los conceptos desarrollados en los estudios de la diáspora negra: la descolonización, el espacio in-between o la identidad híbrida, para llegar finalmente a una nueva concepción de la identidad.
Palabras clave: identidad, lugares, pertenencia, diáspora negra, Maryse Condé
1. Introduction
Dans son récit autobiographique La Vie sans fards (2012), Condé explore le sujet de l’identité en relation avec les lieux. Le récit suit sa vie : nous savons à l’avance qu’elle est née en Guadeloupe mais qu’elle passe son adolescence et sa prime jeunesse en France, plus précisément à Paris. Ensuite, elle commence son parcours par l’Afrique, l’axe central de ce récit. Tout au long du roman, Condé utilise les différents lieux qu’elle a fréquentés pour explorer son identité étant donné qu’en raison de son métissage culturel, elle a du mal à se situer par rapport à sa propre identité. Ce métissage est le résultat de son éducation sur l’île de la Guadeloupe, territoire français d’outre-mer dans les Caraïbes, dû à ses racines africaines marquées par l’histoire de l’esclavage et de la colonisation de la région.
Comme Condé nous raconte dans son premier récit autobiographique, Le Cœur à rire et à pleurer (1999), elle a eu une éducation particulière d’une famille bourgeoise noire aux Antilles : « Condé presents a different Creole childhood, in which Creole language and culture are relegated to a secondary role » (Hardwick, 2013, p. 109). Également, à ce récit elle nous parle du manque de liberté qu’elle sentait à la Guadeloupe. Condé nous explique que ce manque de liberté dans son île natale découlait du fait que ses parents craignaient qu’ils, Condé et ses frères et sœurs, apprennent quelque chose de la culture antillaise. Cela a un rapport avec l’aliénation : « Une personne aliénée est une personne qui cherche à être ce qu’elle ne peut pas être parce qu’elle n’aime pas être ce qu’elle est » (Condé, 1999, p. 16).
Cela exerce une grande influence en Condé parce que cette situation va lui provoquer un sentiment d’isolement par rapport aux gens de sa communauté et culture, ce que ses parents refusaient. Pour ses parents, France était leur patrie, ils considéraient que la culture française était supérieure à la créole, également ils n’avaient aucune fierté de leur héritage africain. Par conséquent, Condé grandit entre trois cultures, trois lieux, dont elle devra se forger sa propre opinion et décider quel rôle elles joueront dans la construction de son identité loin des opinions de ses parents.
En ce qui concerne l’étude des lieux, nous devons mentionner Marc Augé et son ouvrage Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992). Dans le chapitre « Le lieu anthropologique » (1992, pp. 49-79), Augé s’attache à établir une relation entre identité et territoire en termes spatiaux, car le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l’identité du groupe et ce que le groupe doit défendre contre les menaces extérieures et internes pour que le langage identitaire conserve son sens (1992, p. 51). Ce qui caractérise ces lieux appelés « lieux anthropologiques » selon Augé, sont trois traits communs : ils sont identifiables, relationnels et historiques (1992, p. 58).
Cependant, au-delà du caractère collectif de ces espaces, Augé souligne que les limites et les caractéristiques du lieu anthropologique sont ambiguës, puisque l’idée que ses habitants en élaborent (selon leur rapport au territoire, à leurs pairs et aux autres) le définit à partir d’identifications individuelles (1992, p. 61). Augé intègre ainsi le caractère individuel dans la conception des espaces. De cette façon, « les lieux » sont influencés par un réseau de personnes, de mouvements et d’autres éléments déterminants qui influencent à leur tour les identités collectives des peuples et des individus.
Tout cela nous conduit à une conceptualisation plus complexe de la notion même d’espace, la caractérisant comme conflictuelle, fluide et peu sûre. Ce qui définit les lieux, ce sont les pratiques socio-spatiales, les relations sociales de pouvoir et d’exclusion, de sorte que les espaces se chevauchent et se croisent et que leurs frontières sont variées et mobiles (McDowell, 1999, p. 15). Par conséquent, cela attribue plus de complication au développement de l’identité en raison du lien étroit entre celle-ci et le lieu, un concept déjà complexe : l’identité personnelle de l’individu se construit par rapport à son environnement physique, tout comme l’identité sociale se construit par rapport à son appartenance à d’autres catégories sociales telles que le sexe, la race ou la classe sociale (Berroeta et al., 2015, p. 53).
Nous pouvons situer Condé et son récit dans la diaspora africaine qui est définie par Harris (1993) comme la dispersion mondiale (volontaire et involontaire) des Africains à travers l’histoire ; l’émergence d’une identité culturelle à l’étranger fondée sur l’origine et les conditions sociales ; et le retour psychologique ou physique dans sa patrie, l’Afrique. En ce sens, la littérature des Afro-descendants, appelée « afrodiasporic literature » en anglais, cherche à retrouver leur propre identité culturelle, de la défendre et de la préserver quel que soit l’endroit où ils naissent et grandissent. Nous voyons comment les Afro-descendants essaient de défendre qu’ils ne sont ni strictement africains, ni strictement de l’endroit où ils sont nés, mais sont influencés par les deux cultures.
Les lieux sont un concept de base pour la diaspora africaine et la littérature générée par ce groupe avec un objectif commun : définir leur identité en identifiant comment les lieux, leurs contextes historiques, leurs cultures, leurs peuples ou même leurs langues les affectent.
2. Les origines : la Guadeloupe
Les Antilles ou plus précisément, l’île de Guadeloupe, est le lieu de naissance et d’origine de Condé, par conséquent, son influence sur son identité est évidente, forte et pertinente dans la suite de son voyage à travers le reste des lieux qu’elle traverse : naître, c’est naître dans un lieu, être destiné à avoir un lieu de résidence prédéterminé. En ce sens, le lieu de naissance est constitutif de l’identité individuelle (Augé, 1992, p. 59). Pour Condé, les Antilles sont une partie essentielle de son identité et dans ce récit elle explore sa relation personnelle avec l’île et comment son expérience de grandir dans ce contexte a influencé sa perspective sur le monde et sa propre identité. Dans les études sur les diasporas et dans ce cas celle des Antilles, les relations entre identités et territoires sont toujours présentes, « il y a d’un côté les lieux ou territoires d’origine, qui sont parfois des “patries perdues”, avec lesquels une population diasporique s’efforce de maintenir un lien ne serait-ce qu’imaginaire » (Bruneau, 2006, p. 328).
Bien que dans cette œuvre elle ne vit plus en Guadeloupe, elle fait de nombreuses références à ce lieu et aux sentiments qu’il éveille en elle parce que « toute population en diaspora épreuve le besoin de se référer à son territoire d’origine, […] plus concrètement, au lieu où elle est née et où ses ancêtres sont enterrés, c’est-à-dire à sa “patrie” au sens étymologique du terme » (Bruneau, 2006, p. 329). Une fois à Paris, le seul lien qu’il lui reste avec l’île est sa mère, mais il disparaît quand elle meurt, car, bien qu’elle y ait toujours son père, elle nous avoue que : « Depuis la mort de ma mère, mon père, qui ne m’avait jamais beaucoup aimée, se désintéressait complètement de moi et ne m’envoyait plus d’argent » (Condé, 2012, p. 25). Le manque de relation avec son père est mis en évidence lorsqu’elle nous raconte qu’elle apprend la mort de son père par une lettre de sa sœur Gillette. La mort de son père signifie pour elle la disparition d’absolument tout ce qui la reliait autrefois à l’île :
Pourtant sa mort me porta un coup terrible. L’île où j’étais née n’abritait plus que des tombes. Elle m’était défendue à tout jamais. Ce deuxième décès dénouait le dernier lien qui me rattachait à la Guadeloupe. Je n’étais pas seulement orpheline ; j’étais apatride, une SDF sans terre d’origine, ni lieu d’appartenance. En même temps, cependant, j’éprouvai une impression de libération qui n’était pas entièrement désagréable : celle d’être désormais à l’abri de tous jugements. (Condé, 2012, pp. 48-49)
D’une part, la perte de son père a un grand impact sur son identité, cela est démontré en la comparant à l’une des formes les plus extrêmes d’exclusion sociale et de vulnérabilité humaine, à savoir l’apatridie, un état dans lequel les gens sont privés de tous les droits élémentaires que la plupart des gens considèrent comme acquis : « privés d’identité juridique à la naissance, privés d’accès à l’éducation, aux soins médicaux, au mariage, à l’emploi pendant leur vie et même privés de la dignité d’une sépulture officielle et d’un certificat de décès à leur mort » (À propos de l’apatridie, 2014). Le déplacement de personnes pour diverses raisons a marqué la relation de l’individu avec l’identité de groupe, le territoire et l’espace. Quitter leur patrie a entraîné une conversion de ces individus en « parias » ou « déplacés du monde », condamnés aux limbes de ceux qui se caractérisent par n’appartenir à rien (McDowell, 1999, p. 12). Nous pouvons placer Condé dans ce contexte sans aucun doute, même si elle est de nationalité française et donc européenne, elle s’identifie également à l’une des formes les plus dures et dramatiques d’exclusion sociale, celle d’une personne sans lieu de résidence fixe, nomade qui erre sans lieu de retour, comme elle le fera lors de son séjour en Afrique. Condé considère qu’elle a quitté la Guadeloupe et qu’elle a perdu ses parents trop tôt, en conséquence elle a l’impression « que les Antilles ne m’appartenaient plus. Pendant un certain temps, cela s’est traduit par une sorte de rancœur, d’impression d’être abandonnée, voire rejetée » (Pfaff, 2016b, p. 35).
Cependant, d’autre part, comme elle l’indique elle-même, cette situation éveille aussi en elle un sentiment de libération parce que les gens qui la jugeaient le plus et qui attendaient d’elle quelque chose d’impossible, ses parents, ne sont plus là. Par conséquent, elle peut recommencer et chercher son chemin loin de l’éducation bourgeoise que ses parents lui avaient inculquée et avec laquelle elle ne se sentait pas identifiée. Nous identifions ici une espèce de déracinement volontaire chez Condé. D’ailleurs, tout au long de l’histoire, nous voyons comment elle fuit tout ce qui a à voir avec les Antilles : « Je ne voulais plus songer aux Antilles qui évoquaient des souvenirs trop douloureux » (Condé, 2012, p. 32). Comme elle avait décidé de chercher son propre chemin dans la vie, quand quelqu’un la reconnaissait comme Antillaise ou comme une Boucolon, elle avait peur que “mon passé me rattraperait” (Condé, 2012, p. 47). Ce passé qu’elle craignait l’attraper était cette arrogance qu’elle ressentait chez ses parents lorsqu’ils se sentaient supérieurs aux autres : « Il me semblait que quoi que je fasse, j’étais percée à jour. Si je n’y prenais garde, les “Grands Nègres” risquaient de me rattraper » (Condé, 2012, p. 68). Nous revoyons le verbe « rattraper », il est employé au sens figuré, qui signifie, dans ce cas, rencontrer des problèmes dus à des actions commises dans le passé et que nous aimerions avoir terminées ou oubliées (Dictionnaire de l’Académie française, 2023).
Le contexte de Condé diffère du type de déracinement causé par des expériences traumatisantes de personnes forcées de quitter leur pays d’origine pour des raisons telles que l’esclavage (comme ce fut le cas des Africains qui ont fini par s’installer aux Antilles, les ancêtres de Condé). Dans sa circonstance, c’est elle-même qui décide de couper toutes ses relations avec son lieu d’origine, bien que cela n’empêche pas un résultat similaire : toutes proportions gardées, une expérience qui laisse des cicatrices durables sur son identité. Le déracinement peut entraîner un sentiment de perte et des conséquences telles que la dépression ou l’anxiété, des sujets que nous avons déjà repérés dans le point précédent de cette recherche. Mais ce n’est pas seulement le cas de Maryse Condé, sinon qu’il y a ceux qui identifient une tendance au déracinement de l’engagement national au Caraïbe dans l’écriture caribéenne (Boisseron, 2014 ; Machado, 2015). La diaspora africaine dans ce sens-là est moins un désir de réunification qu’une condition de détachement, de défi et d’affirmation de l’individualisme (Phillips, 2016, p. 632).
Nous pouvons considérer la possibilité que Condé n’a pas pleinement développé un « attachement au lieu » aux Antilles, un concept axé sur les sentiments affectifs que les gens développent envers le lieu où ils naissent et vivent, de telle sorte que les lieux jouent un rôle fondamental dans la vie des gens (Berroeta et al., 2015, p. 53). De cette façon, l’attachement au lieu est compris comme un lien émotionnel entre un individu et un espace, il est défini comme un lien affectif que les personnes établissent avec un certain endroit, où ils ont tendance à rester, car ils se sentent à l’aise et en sécurité (Berroeta et al., 2015, pp. 53-54). Il est difficile de considérer que Condé se trouve dans cette situation par rapport aux Antilles en raison de son isolement par rapport à la culture antillaise et la langue créole (Pfaff, 2016b, p. 64).
Étant donné qu’elle essaie de fuir tout ce qui a à voir avec ce lieu, elle ne remplit pas les conditions : « se sentir émotionnellement attachée au lieu, avoir un sentiment d’appartenance, se sentir heureuse d’y revenir, être fière d’y vivre et avoir l’intention d’y rester » (Berroeta et al., 2015, p. 54). C’est peut-être parce que, au niveau individuel, « l’expérience et la mémoire personnelle sont deux facteurs qui ont le plus d’impact sur la construction du sens spatial » (Berroeta et al., 2015, p. 53) et, comme Condé nous raconte dans Le Cœur à rire et à pleurer (1999), son expérience en Guadeloupe n’a pas toujours été heureuse ou agréable, mais plutôt le contraire. En définitive, le lien affectif est central dans la théorie de l’attachement et peut être un lien positif ou négatif, comme c’est le cas chez Condé, « à tel point qu’une expérience traumatisante peut générer des sentiments négatifs et même de l’aversion pour le lieu » (Berroeta et al., 2015, p. 53).
Cette situation de détachement envers les Antilles a toujours été intimement lié à ses parents et avec le fait qu’ils cachaient le passé tumultueux des déplacés Africains vers les îles : « je crois que leur génération avait honte du passé d’esclave et qu’ils préféraient ne pas revenir dessus, […] Ils étaient convaincus qu’il valait mieux être déporté aubx Antilles et apprendre à devenir un homme, que de rester en Afrique » (Pfaff, 2016b, p. 187). Nous pouvons considérer que l’aliénation de ses parents prive Condé de sa culture d’origine. Ce fait provoque une sorte d’incompréhension du territoire, des caractéristiques et de sa société, alors elle a fui à la recherche de l’Afrique qui est devenue une terre d’adoption : « J’aurais aimé que l’Afrique devienne une mère adoptive, mais elle ne peut être une mère naturelle » (Pfaff, 2016b, p. 35).
Condé avoue que c’est lorsqu’elle vieillit et devient moins exigeante qu’elle s’est réconciliée avec son île « en comprenant qu’une terre qui a été colonisée comme les Antilles a des problèmes à résoudre […] Les Antilles étaient un révélateur de mes propres limites. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les Antilles ne pouvaient pas être parfaites et que moi, Maryse, je n’étais pas non plus parfaite » (Pfaff, 2016b, pp. 35-36). Ce rapprochement se produit lorsqu’elle a déjà grandi et amende ses enjeux identitaires d’une certaine manière.
3. L’espace in-between : Paris
Condé part très jeune étudier à Paris. Ses parents l’envoient à la métropole pour avoir une bonne éducation parce que pour eux « la France n’était nullement le siège du pouvoir colonial. C’était véritablement la mère patrie et Paris, la Ville lumière qui seule donnait de l’éclat à leur existence » (Condé, 1999, p. 11). Cependant, Condé à cette époque n’avait pas une image très positive de la ville : « J’étais de moins en moins persuadée que Paris est la capitale de l’univers. […] Paris, pour moi, était une ville sans soleil, un enfermement de pierres arides, un enchevêtrement de métro et d’autobus » (Condé, 1999, pp. 113-114). En d’autres termes, bien qu’en Guadeloupe ses parents ne lui aient pas laissé la même liberté que dans la métropole pour qu’elle ne rejoigne pas le « petit-nègres », les paysages de son pays natal où se détachent le vert de la nature et le bleu de la mer lui manquent, alors que selon les descriptions de Condé nous imaginons Paris comme une ville grise, obscure et triste.
De plus, pendant sa jeunesse, son opinion ne cesse de se détériorer. Ce que Condé trouve dans cette société occidentale n’est pas du tout ce que ses parents lui avaient dit. Condé appelle sa connaissance de la culture, de la littérature et de la musique françaises une « assimilation involontaire » parce que « le fait d’être née en Guadeloupe dans un milieu d’embryon de bourgeoisie noire, a fait que mon enfance a été purement française » (Pfaff, 2016b, p. 94) ; mais ses parents ne lui avaient présenté que le côté positif de cette situation, ils l’ont protégée de la vérité sur ses origines et du racisme ; d’ailleurs, non seulement ils n’étaient supérieurs à personne, mais en plus elle est considérée comme étrange et inférieure simplement parce qu’elle est noire : « les gens commentaient sans se gêner sur ma personne : « “Elle est mignonne, la petite négresse !” […] J’étais une surprise. L’exception d’une race que les Blancs s’obstinaient à croire repoussante et barbare » (Condé, 1999, p. 114). Par conséquent, comme pour les Antilles, Maryse ne garde pas un bon souvenir de ce lieu : « la capitale demeurait pour moi pleine de souvenirs douloureux » (Condé, 2012, p. 61).
Ces souvenirs douloureux sont liés aux relations qu’elle a établies dans cette ville et d’autres événements, mais, en plus, avec ses relations familiales. Ses parents sont restés en Guadeloupe jusqu’à leur mort, mais certaines de ses sœurs vivaient à Paris tout comme elle. Plus précisément, Ena et Gillette, avec qui elle a eu une relation cordiale : « Comme elles étaient sensiblement plus âgées que moi, il n’y avait jamais eu beaucoup d’intimité entre nous. Néanmoins, par le passé, elles étaient plutôt gentilles et m’invitaient régulièrement à déjeuner ou à dîner chez elles » (Condé, 2012, p. 25).
Cependant, tout change lorsqu’elle a besoin de leur maximum soutien, quand Condé tombe enceinte et le père de son enfant l’abandonne. Alors qu’elle était une jeune étudiante bourgeoise à l’université, elles n’ont eu aucun problème à se rapporter à elle, cependant, avec la nouvelle situation, elles l’ont également abandonnée et Condé se demande : « Avais-je choqué leurs sentiments petits-bourgeois ? Étaient-elles déçues de me voir, alors que j’étais promise à un brillant avenir, engrossée, puis abandonnée comme une servante ? Réagissaient-elles en fin de compte comme les petites bourgeoises qu’elles étaient ? » (Condé, 2012, p. 25).
Par conséquent, le sentiment qui ressort pour elle dans cette ville est celui de la solitude, elle se sent isolée dans une société qui la trouve étrange et dans laquelle même sa propre famille la laisse de côté. De plus, bien qu’elle soit de nationalité française, elle se sent comme une immigrée dans ce pays : « Comme à chaque fois, Paris me regardait de haut, froide et distante comme une étrangère » (Pfaff, 2016, p. 44).
Dans le cas de Paris, nous ne retrouvons pas ici la petite connotation positive et le désir de se réconcilier avec sa terre d’origine où elle a grandi et où se trouvent tous les souvenirs familiaux d’enfance, comme nous l’avons vu à propos des Antilles. Sinon que, dans le cas contraire, à cet endroit, ce que nous trouvons, c’est ce que nous appelons l’espace in-between.[1] Ces espaces dans la diaspora noire font référence aux zones de transition, de mouvement et de changement entre les différentes cultures, langues et identités (Gilroy, 1993 ; Hall, 1994).
L’espace in-between, dans la littérature de la diaspora noire, fait référence à l’expérience des migrants qui se trouvent dans un état de transition. À ce stade, ils n’appartiennent pas pleinement à leur lieu d’origine ou de destination. Ce franchissement des frontières et ce mélange de cultures vécus par les migrants et en l’occurrence par Condé lorsqu’elle arrive « volontairement » en Europe, conduisent à un processus d’hybridation comme le souligne Homi Bhabha (1994) lorsqu’il suggère que cette renégociation a lieu dans les espaces in-between des cultures, où elle se trouve à ce moment du récit de sa vie. Condé utilise cet espace physique et mental pour explorer son identité, le sentiment d’appartenance et le choc culturel, cherchant ainsi à trouver sa place dans le monde. Cette situation de transit entre la culture d’origine et la culture d’accueil, cette renégociation entre les cultures jusqu’à atteindre une identité hybride est communément représentée comme difficile, inconfortable, liminale et aboutit souvent à une vie dénuée de sens (Crawley et Jones, 2021, p. 3227). Condé décrit cette situation comme sauvage pour elle, car découvrir son aliénation, le fait qu’elle n’est pas ce qu’on lui a toujours dit qu’elle était, en plus de « découvrir » le passé de l’esclavage et du colonialisme et ce que cela signifie pour son identité, c’est un événement qui la marque et la transforme pour toujours : « Là, donc, brutalement, j’ai réalisé que j’étais en France, mais que je n’étais pas française. Ma couleur, qui ne m’avait jamais interpellée, devenait soudain un obstacle » (Pfaff, 2016b, p. 94).
Nous pouvons considérer que pour Condé la ville de Paris constitue un espace in-between. C’est là qu’elle fait face à la réalité de son existence de femme noire dans un monde où le pouvoir hégémonique européen est encore latent même dans la période postcoloniale. Elle peut ne se sentir appartenir à aucun des deux lieux où elle a vécu dans sa vie, c’est-à-dire que pour elle Paris est un lieu révélateur de sa propre réalité : « C’était le lieu où j’avais brutalement découvert mon altérité. À ma manière, j’y avais connu “cette expérience vécue du Noir” que relate Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs » (Condé, 2012, p. 241). Ce n’est pas un sujet unique dans l’autobiographie de Condé, mais les textes autobiographiques noirs démontrent un déplacement spatial (à la fois physique et mental) comme en témoignent les protagonistes qui opèrent entre les espaces blancs (Dautricourt, 2005, p. 41). Il est suggéré que les textes autobiographiques noirs sont des artefacts d’espaces « entre-deux » où les sujets tentent de devenir réels ou complets (Dautricourt, 2005, p. 60).
Dans le chapitre « L’expérience vécue du Noir » de Peau noire, masques blancs (1952) de Frantz Fanon cité par Condé, il raconte l’expérience vécue par les Noirs dans un contexte colonial et postcolonial, ainsi que des situations très similaires à celles vécues par Condé à Paris et dans sa vie. De plus, dans ce chapitre il signale quelques phrases comme, « Tiens, un nègre » (Fanon, 1952, p. 88) ou « Maman, regarde le nègre, j’ai peur » (Fanon, 1952, p. 90), qui peuvent nous rappeler celles qui sont relatées par Condé : « des enfants avaient peur de s’asseoir à côté de moi dans le métro et l’autobus, pleuraient, criaient “J’ai peur de la dame noir” ou “J’ai peur de la négresse !” » (Pfaff, 2016b, p. 94). Fanon soutient que le regard des Blancs sur les Noirs les réduit à de simples représentations de l’altérité et de la différence, et que ce regard crée une image déformée d’eux-mêmes et de leur propre identité : « le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc » (Fanon, 1952, p. 88). D’après Fanon, les Noirs sont contraints de s’adapter à cette image dégradante par l’intériorisation des complexes d’infériorité et l’adoption de « masques » blancs qui cachent leur véritable identité et perpétuent leur oppression. Paris signifie pour la découverte de ce qu’implique être noir, non pas comme une expérience individuelle, mais comme quelque chose de collectif, une expérience partagée entre tous les sujets Noirs.
Cet espace in-between dans lequel Condé se retrouve lors de son séjour à Paris est caractérisé par l’incertitude, l’insécurité, la dislocation et la solitude : « C’est à Paris que j’avais été blessé et humiliée. J’avais souffert dans mon cœur et dans mon orgueil. J’étais devenue une déclassée, une paria » (Condé, 2012, p. 241). Elle essaie constamment de s’adapter à sa nouvelle réalité, mais il est compliqué, pas juste en raison qu’est un territoire très différent de la Guadeloupe, même s’ils font partie du même pays, mais aussi par le choc culturel de comprendre quelle est la signification d’être noire et quelle considération les autres ont d’elle en conséquence. Pour cette raison, Condé n’hésite pas un instant à accepter lorsqu’il se présente la première occasion d’aller en Afrique : « Je n’ai jamais aimé Paris, depuis l’adolescence. […] j’ai vu une ville très raciste, très intolérante et je l’ai fuie » (Pfaff, 2016b, p. 44).
La fuite de Condé de Paris est conditionnée par ses amitiés et ses relations amoureuses, ainsi que par ses traumatismes familiaux. Pendant le temps qu’elle a vécu dans cette ville, Condé s’est politisé et s’est ouvert à d’autres cultures que la culture francophone. Tout d’abord, elle découvre et apprend à aimer la culture caribéenne pour la première fois, notamment grâce à Jean Dominique, son premier amour haïtien, l’homme qui la met enceinte puis l’abandonne. Condé n’a aucun doute sur la raison pour laquelle il s’enfuit, selon elle, c’est parce qu’elle est noire et qu’il est mulâtre : « Mulâtre, Jean Dominique m’avait traitée avec le mépris et l’inconscience de ceux qui stupidement s’érigeaient alors en caste privilégiée » (Condé, 2012, p. 22). Dans ce moment-là, à cause de ce traumatisme, elle fuit les cercles antillais de Paris et se rapproche des groupes d’étudiants africains qui lui découvrent un autre monde : « Nous nous réunissions une fois par mois au foyer des étudiants africains du boulevard Poniatowski : nous parlions de l’Afrique, des pays du continent, de ses problèmes, de l’avenir de la société » (Poinsot et Treiber, 2013, p. 183). C’est dans ce contexte qu’elle rencontre Mamadou Condé, un Guinéen qu’elle épouse et qui la rapproche encore plus du continent africain. Cependant, ce mariage n’a pas duré longtemps car ils n’avaient rien en commun ; elle s’intéressait à la politique et aux auteurs de la Négritude, tandis que lui ne la comprenait ni ne partageait ses intérêts. Politisée et désireuse d’en savoir plus sur ses origines volées, elle décide de partir pour la Côte d’Ivoire.
4. L’origine « volée » : l’Afrique
Son séjour à Paris a été décisif, en effet, c’est là qu’elle découvre son altérité et vit ses premières expériences racistes en tant que femme noire en France. Dans cette ville elle lit Frantz Fanon et Aimé Césaire et elle commence à aller à des rencontres avec des étudiants Africains qui éveillent sa curiosité pour l’Afrique et à questionner le rôle de cet espace dans son identité. Son départ pour l’Afrique est une fuite et une quête d’identité. Lors de son parcours en Afrique, elle découvre des lieux tels que la Côte d’Ivoire, Guinée, Ghana, Sénégal ou Dakar ville. Ce récit de Maryse Condé à travers son expérience personnelle contribue aux débats sur le rôle de l’Afrique dans l’identité Antillaise.
Son désir de se rapprocher de l’Afrique répond au besoin de s’éloigner des Antilles et de Paris, de recommencer et d’échapper des mauvais souvenirs que les deux endroits lui éveillent :
Répétons que je n’étais pas encore suffisamment “politisée” pour cela. Je croyais que si j’abordais au continent chanté par mon poète favori, je pourrais renaître. Redevenir vierge. Tous les espoirs me seraient à nouveau permis. N’y flotterait pas le souvenir malfaisant de celui qui m’avait fait tant de mal. (Condé, 2012, p. 31)
Au début, pour Condé, l’Afrique n’était rien de plus que le lieu d’origine des auteurs qu’elle commençait à connaître et à admirer, mais peu à peu elle prend un rôle plus important dans le développement de son identité.
En bref, Condé travaille alors à Paris au ministère de la Culture lorsqu’elle a l’opportunité de partir en tant qu’auxiliaire d’enseignement du français au collège de Bingerville en Côte-d’Ivoire. Elle accepte ce travail avec beaucoup de joie et d’espoir même si le salaire et les conditions ne sont pas les meilleurs, mais ce qu’elle pensait trouver en Afrique compenserait les problèmes matériels. Elle arrive donc toute seule avec son premier fils à Abidjan, la capitale du pays, à seulement 25 ans. Là, elle se trouve face à face avec la réalité africaine : « Mon premier contact avec l’Afrique n’éveilla aucun coup de foudre » (Condé, 2012, p. 35). Condé se retrouve soudain dans la pauvreté, « Je fus confondue par l’indigence de la foule » (2012, p. 35), ce qui caractérise tout son séjour sur le continent Africain quel que soit le pays dans lequel elle se trouve.
Mais aussi, Condé a peut-être pensé qu’en fuyant l’Europe, elle laisserait derrière elle cette dualité dans la société occidentale entre les Blancs et les Noirs. Bien qu’elle ait la nationalité française, nous avons pu constater comment elle se sentait étrangère en France en raison de la couleur de sa peau et de son conflit identitaire. Pour cette raison, elle pensait qu’en Afrique, grâce à ses origines africaines, à sa peau noire, elle se sentirait acceptée puisqu’il n’y aurait pas cette différenciation ethnique. Cependant, en réalité, elle constate que la pauvreté dans ce pays n’affecte que les Noirs puisqu’elle remarque qu’ « en un parfait contraste, les Blancs sémillant et bien vêtus circulaient au volant de leurs voitures » (Condé, 2012, p. 36). Elle observe aussi quelque chose qui la surprend considérablement, les Blancs ne se mêlent pas aux Noirs, mais les Antillais ne se mêlent pas aux Africains non plus. D’après Labrune-Badiane (2018), c’est sa première prise de conscience du fossé entre les Antillais et les Africains en Afrique.
La première explication qu’elle trouve à cette séparation entre Antillais et Africains vient d’un Guadeloupéen qui vit à Dakar : « Les Africains nous détestent et nous méprisent, m’asséna-t-il. Parce que certains d’entre nous ont servi comme fonctionnaires coloniaux, ils nous traitent de valets tout juste bons à exécuter la sale besogne de leurs maîtres » (Condé, 2012, p. 37). Ensuite, elle reçoit une autre opinion de la part d’une professeure de musique Guadeloupéenne : « Les africains nous détestent, nous les Antillais. […] Ils nous jalousent. Ils nous trouvent trop proches des Français qui se fient à nous parce qu’ils nous jugent supérieurs à eux » (Condé, 2012, p. 41). Cependant, elle arrive à sa propre conclusion car elle n’est pas entièrement convaincue par des théories précédentes de ses compatriotes guadeloupéens. Pour Condé, cette situation n’est pas exclusivement la faute d’un côté ou de l’autre, mais elle est due, d’une part, à l’incompréhension des Africains devant les Antillais occidentalisés et, d’autre part, à l’ignorance à l’égard de l’Afrique qui a provoqué la peur aux Antillais. Condé en déduit donc qu’il s’agit d’une incompréhension mutuelle face à une situation complexe.
Car, je m’en aperçus tout de suite, les Antillais ne vivaient qu’entre eux. A travers l’ensemble du continent africain, un fossé les séparait des Africains. Ils ne se fréquentaient pas et je fus tentée de me faire une opinion sur les raisons d’une telle situation. Je me refusai à croire, ce qui était communément admis, que les Africains détestaient les Antillais. Qu’ils les croyaient habités d’un sentiment de supériorité qu’à leurs yeux, rien ne justifiait. N’étaient-ce pas d’anciens esclaves, disaient-ils avec mépris, confondant esclavage domestique et esclavage de traite ? Une telle conviction me paraissant simpliste, je préférais me persuader qu’ils ne les comprenaient pas, trouvant offensante leur involontaire occidentalisation. Quant aux Antillais, l’Afrique était un mystérieux background qui leur faisait peur et qu’ils n’osaient pas déchiffrer. (Condé, 2012, pp. 42-43)
Quant à cette citation, il faut souligner l’énoncé « involontaire occidentalisation » où cet adjectif nous donne la clé de toute cette situation. Les Africains qui ont fini par vivre aux Antilles ont été capturés et transplantés de leur lieu d’origine et, dans ces îles, contrôlées par différents pays tels que l’Espagne, les États-Unis, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou la France, se sont mélangées aux cultures occidentales et ont abouti à des identités antillaises de nature hybride.
Les identités hybrides dans la diaspora noire font référence à des identités complexes résultant du contact entre les cultures. Ces identités ont plusieurs strates en conséquence du déplacement à travers de multiples contextes culturels, sociaux et politiques. Le terme est pris pour penser selon différentes frontières culturelles et sociales : entre le centre et la périphérie, le noir et le blanc, l’oppresseur et le réprimé, le nord riche et le sud pauvre, et le soi et l’autre et entre les races, les genres, les corps et les identités qui en résultent (Allolio-Näcke, 2014, p. 925). Ce concept d’hybridité identitaire reconnaît que les sujets de la diaspora noire incluent dans leurs identités leurs racines africaines, ainsi que les cultures des sociétés occidentales dans lesquelles ils vivent et existent.
L’hybridation comprend tous les termes et théories qui traitent des processus d’identité et de la construction de l’altérité à la suite de contacts culturels. L’hybridation sert de terme générique pour la créolisation, la bâtardisation, le métissage, le bricolage, le pastiche, le patchwork, le mélange, la liminalité, le mimétisme, le troisième espace, le mélange, le syncrétisme et l’hybridation elle-même (Allolio-Näcke, 2014, p. 926). Comme le souligne Lars Allolio-Näcke (2014), c’est Robert Park qui a introduit le terme dans les sciences sociales lorsqu’il a observé que les migrants conservaient des éléments de leur culture d’origine, mais que la pression et l’assimilation de la nouvelle culture soulevaient des doutes sur leur propre identité. Par conséquent, la mondialisation, le contact entre les cultures, produit des identités hybrides : les gens appartiennent à plus d’un monde, parlent plus d’une langue, habitent plus d’une identité, ont plus d’un lieu d’appartenance qui négocie et traduit entre les cultures, et en fait, parle depuis la différence (Hall, 1995). Finalement, Homi K. Bhabha (1994) ajoute à ce concept la nécessité de se débarrasser des idées purement essentialistes d’identité ou de culture parce qu’elles ne sont plus acceptables ou ne représentent plus la réalité.
Il s’agit de la réalité que Condé trouve lorsqu’elle arrive en Afrique, le contact des peuples des Antilles avec les cultures occidentales les a transformés en personnes aux identités non reconnues en Afrique, encore une fois dans une altérité qui provoque un fossé entre eux. La question de l’identité caribéenne[2] est analysée en profondeur par Stuart Hall (1995)[3] et identifiée comme problématique. Il souligne que la recherche de l’identité implique toujours une recherche des origines, ce que Condé cherche évidemment en Afrique, parce que pour les peuples des Caraïbes, leurs origines ne sont pas dans ces îles, mais en Afrique. C’est, en fait, pour Hall, le premier traumatisme identitaire dans les Caraïbes, c’est-à-dire que leurs vraies cultures, les endroits d’où ils viennent réellement, la tradition qui les a vraiment façonnés, sont ailleurs. Cela conduit également à la possibilité qu’au sein d’un même individu il y ait une pluralité d’identifications, c’est-à-dire, par rapport aux sujets de la diaspora noire, une identité naturelle et autre idéologique, une identité qui cherche à réévaluer l’histoire et la culture africaines et qui cesse de manifester l’existence d’origines multiples au sein d’un même individu (Dufoix, 2006, pp. 108-109).
En outre, cela s’ajoute au processus d’assimilation profond subi par les Antillais, ils sont entraînés en tant que société à établir une relation imitative avec une autre culture, qu’ils ne seront pas en mesure de réaliser pleinement, tout comme avec la culture africaine. En ce sens, Hall donne comme exemple de la forte tradition d’assimilation dans les Caraïbes Aimé Césaire, avec qui nous trouvons des parallèles avec l’expérience de Condé. Comme le souligne Aimé Césaire lui-même, il est allé dans une école française, dans sa vie, on lui a appris à parler seulement la langue française et, de plus, il n’a pas été autorisé à parler créole à la maison, il n’a appris que la culture française classique. Plus tard, comme tous les Martiniquais, il part étudier à Paris (Hall, 1995, p. 10). Cette expérience est similaire à celle de Condé. Rappelons que, dans Le Cœur à rire et à pleurer, Condé nous raconte ces mêmes circonstances et expériences pendant son enfance sur l’île de Guadeloupe.
Condé découvre à Bingerville ce processus d’assimilation et occidentalisation : « Maryse Condé constate que “les Antillais ne vivaient qu’entre eux”, comme le font également les métropolitains, et que les relations sociales sont très racialisées » (Labrune-Badiane, 2018, p. 168). Elle conclut que les Antillais de Bingerville ne se considèrent pas Africains mais Français, en grande partie parce que les Africains les trouvent trop proches des Occidentaux. Cela implique que Condé ne vit pas en immersion totale dans la société abidjanaise, mais se sent isolée : « comme durant ces fréquentes randonnées en ville, je ne parlais à personne, je n’avais pas l’impression de faire des grands progrès dans la connaissance de l’Afrique. Je n’étais toujours et partout qu’une spectatrice » (Condé, 2012, p. 47). Elle veut atteindre l’Afrique et se fondre dans le peuple, cesser de se démarquer pour son altérité et être une de plus parmi les Africains. Elle veut qu’ils l’adoptent et vivre comme eux, avec leurs coutumes et leurs traditions. Mais Condé finit par être une simple observatrice de leurs réalités, comme une touriste curieuse des cultures exotiques, mais qui, à la fin de son voyage, retournera à sa propre réalité. Elle ne trouve donc pas ce qu’elle cherchait en Côte-d’Ivoire :
J’avais lu les textes d’Aimé Césaire sur la Négritude. Selon lui, les Noirs étaient tous des frères, et notre devoir était de revaloriser le continent. Je pensais que l’Afrique serait belle, que les gens m’ouvriraient les bras et que j’allais pouvoir enfin vivre mon destin. Mais j’ai vite déchanté. […] c’était naïf [de penser que les Noirs étaient tous frères], mais la France des années soixante était tellement raciste, tellement intolérante, tellement sectaire qu’il n’y avait pas de place pour un Noir. Je rêvais donc, un peu naïvement peut-être, d’une terre où ma couleur serait reine. (Pfaff, 2016b, p. 41)
Cependant, ce n’est pas une expérience unique chez Condé. Hall (1995) a déjà souligné ce phénomène. Les Antillais, lorsqu’ils « retournent » en Afrique,[4] trouvent une grande différence entre ce qu’ils s’attendent à trouver et ce qu’ils y trouvent réellement. C’est parce que l’Afrique a progressé, c’est-à-dire qu’elle n’a pas été gelée pendant des siècles en attendant que les Africains déplacés de force retournent sur leur terre d’origine, attendant d’être réveillée par ses enfants volés qui rentrent chez elle. Au lieu de cela, ils trouvent une Afrique du XXe siècle aux prises avec les problèmes du sida, du sous-développement et de l’endettement croissant. Ils essaient de nourrir son peuple, de comprendre ce que signifie la démocratie dans le contexte d’un régime colonial qui a brisé, coupé et réorganisé les peuples, les tribus et les sociétés dans un bouleversement horrible de tout le monde cognitif et social (Hall, 1995, pp. 11-12). Donc, ils veulent vraiment retourner dans un autre endroit, à l’endroit qui leur a été enlevé, à un endroit qui n’existe plus. Ce que Condé cherche est une Afrique qui est impossible de trouver dû au passage du temps.
En définitive, ses premiers pas en Côte-d’Ivoire ont été décevants. Son transfert en Afrique était dû à une fuite des Antilles et de la France, mais quand elle est arrivée à Bingerville, elle s’est rendu compte qu’elle n’avait pas réussi : « Qui est-ce que je voyais à Bingerville, à part les Antillais ? Quelques collègues africains qui ne me parlaient pas » (Pfaff, 2016a, p. 20). Elle est entourée d’Antillaises dont elle ne veut rien savoir et d’Africains qui l’ignorent. Pour elle, la Côte-d’Ivoire n’est rien de plus qu’un lieu de nature exubérante, « la Côte-d’Ivoire n’avait pas de réalité. Il y avait des arbres, c’était touffu, très vert. La forêt, c’est tout » (Pfaff, 2016a, p. 20), car ce ne sera qu’en Guinée qu’elle découvrira et se rapportera aux gens, aux vrais Africains dont elle veut apprendre et en qui elle cherchait des sentiments qu’elle n’avait pas encore identifiées.
Après avoir vécu seulement un an à Bingerville, Condé part pour la Guinée afin de rejoindre son mari et là elle trouve un pays totalement différent de la Côte-d’Ivoire. Celle-ci était encore fortement contrôlée par la France, alors que la Guinée vient de retrouver son indépendance : « Elle représente alors le pays qui a dit “Non” à la France, ce qui lui confère une aura considérable en Afrique et au-delà, une image de chantre de la lutte contre l’oppression coloniale largement entretenue par le régime de Sékou Touré » (Labrune-Badiane, 2018, pp. 169-170). Par conséquent, pour Condé, la Guinée a été son véritable premier contact avec l’Afrique réelle, celle qui s’est débarrassée de son passé colonial et cherche son nouveau mode de vie : « Bref, je tombai en amour pour un lieu qui semblait tellement déshérité. […] Elle a été ma véritable porte d’entrée en Afrique. J’y ai compris le sens du mot “sous-développement”. J’ai été témoin de l’arrogance des nantis et du dénuement des faibles » (Condé, 2012, p. 56).
La position des Antillais en Guinée vis-à-vis de l’Afrique est aussi radicalement différente, puisqu’ils ne restent pas à l’écart, mais prennent position pour participer à la reconstruction de ce nouveau pays indépendant en tant que « militants, anticolonialistes, marxistes, autonomistes antillais » (Labrune-Badiane, 2018, p. 170). À ce moment Condé commence à redéfinir sa position politique et s’identifie comme marxiste. Elle ne le décrit pas comme sa propre décision, mais plutôt par imitation de ses amis : « mes nouveaux amis me “politisèrent”. […] Si je devins marxiste, c’est à leur contact, plus que par cheminement personnel » (Condé, 2012, p. 88). Son nouveau positionnement politique était également très orienté par sa compassion pour le peuple guinéen, qui avait beaucoup souffert et le faisait encore, car le nouveau régime n’améliore pas ses conditions, mais plutôt :
Les conditions de vie sont pour le moins difficiles (pénuries alimentaires, coupures d’électricité…). Elle assiste désabusée au durcissement du régime de Sékou Touré (complot des enseignants, torture, enlèvement, camp de travail, répression des Peuls…) et dénonce l’opulence dans laquelle vivent les proches du pouvoir, contrastant avec la pauvreté de la majorité de la population. (Labrune-Badiane, 2018, p. 170)
Dans cette situation, Condé n’hésite pas à renoncer à sa nationalité française pour adopter la Guinéenne, réalisant ainsi son plus grand désir d’être adoptée par ce continent qui représente pour elle ses origines lointaines desquelles ses parents n’auraient jamais dû s’éloigner : « Tardivement, je reprochai à mes parents leur égoïsme, leur indifférence vis-à-vis des démunis de leur société et je me jurai d’agir autrement » (Condé, 2012, p. 88). De cette façon, non seulement elle s’est débarrassée des restes de colonisation qui sont restés dans son identité en raison de l’éducation qu’elle avait reçue de ses parents, faisant un pas de plus dans son auto-décolonisation, mais elle a également retrouvé ses origines africaines volées : « Mais pour moi, je manifestais avant tout ma liberté. Cette réappropriation matérielle de l’Afrique me prouvait qu’allant plus loin que le chef de file de la Négritude, mon maître à penser, je commençais de m’assumer » (Condé, 2012, p. 58).
Cependant, malgré ses efforts, son inévitable identité hybride, son influence occidentale, son altérité, la conduisent à être rejetée à plusieurs reprises par les Africains. D’une part, elle se sent différente et, d’autre part, les Guinéens la considèrent une étrangère. Ils sont intimidés par sa maîtrise du français, par son éducation et par sa façon de s’habiller, alors qu’ils ne parlent pas français, n’ont aucune sorte de formation et s’habillent en tunique. C’est alors qu’elle se rend compte que le fait partager la couleur de la peau ne les a pas rapprochés ; leurs origines étant les mêmes, leurs expériences personnelles les ont éloignés à tel point que tous deux se croient méprisés par l’autre.[5] Malgré le fait que les Africains la considèrent une fille perdue qu’ils ont retrouvée, malgré son accueil chaleureux, Condé comprend qu’ils ne l’accepteront jamais telle qu’elle est.
Malgré cela, cet endroit, la Guinée, a exercé une grande influence sur son identité. Cet endroit la change pour toujours : « c’est elle qui m’avait enseigné le souci du peuple et la compassion. J’avais compris que rien ne pèse plus lourd que la souffrance d’un enfant. Bref, elle m’avait pénétrée d’une leçon que je ne devais jamais oublier : ne pas prendre en compte sa seule infortune, mais se soucier de celles du plus grand nombre » (Condé, 2012, p. 146). Redécouvrir la réalité africaine lui ouvre les yeux sur la pauvreté et l’individualité du monde occidental où les difficultés des gens n’ont pas d’importance. La découverte de la pauvreté la marque profondément. Ne pas uniquement la pauvreté des autres, mais aussi la pauvreté qu’elle vit dans sa propre chair. Même si à Paris, elle n’a eu les conditions idéales lorsque son père a cessé de lui envoyer de l’argent, elle avait des amis dans une situation plus favorable qui l’ont aidée en la nourrissant, en lui donnant des vêtements pour elle et pour son fils à l’époque.
Cependant, en Guinée, la pauvreté est généralisée, du moins en ce qui concerne les Guinéens ordinaires, puisque Condé est témoin du fait que le quartier, « la Cité des Ministres », où vivent les gens qui détiennent le pouvoir est radicalement différent : « nous abordâmes un autre monde. Un monde de luxe, de calme et de volupté. Des haies fleuries, des pelouses vert tendre soigneusement ratissées, des arbres magnifiquement taillés, des villas longues, basses, blanches » (Condé, 2012, p. 115). Condé remarque le contraste entre ces deux mondes. Le régime leur demandait de fournir un effort collectif dans leur mission de rendre la Guinée un pays libre. En ce sens, Sékou Touré, le nouveau dirigeant répète son mantra : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans les fers » (Condé, 2012, p. 74).[6] C’est là où elle comprend « qu’un oppresseur peut être blanc, qu’un opprimé peut être blanc et que la couleur ne signifie grand-chose » (Pfaff, 2016, p. 24) et que pourtant un oppresseur peut être noir. Cependant, le poids de la misère ne retombe que sur une grande multitude, tandis qu’une minorité, vit dans le confort et le luxe.
Ce contexte de misère, de pénurie et d’extrême pauvreté laisse des traces psychologiques sur elle et ses enfants, mais surtout physiques. Ils sont très maigres, leur santé se détériore et ils s’habillent de vêtements fabriqués par Condé elle-même. Fuyant la pauvreté et poursuivant la recherche de son identité, Condé part pour Ghana : « Le pays devient alors une terre d’accueil pour les militants et intellectuels afro-américains venus de l’Amérique ségrégationniste […] et un lieu de convergence des leaders nationalistes africains combattant pour libérer le continent du joug colonial » (Labrune-Badiane, 2018, p. 172). Dans ce nouveau contexte se trouve une réalité naissante, un mélange de cultures, « le Ghana, ces années-là, appartenait aux Afro-Américains. Ils étaient aussi nombreux que les Antillais en Afrique francophone » (Condé, 2012, p. 163). Cela lui permet de prendre conscience de l’immensité de la diversité du continent[7] et de la raison pour laquelle l’Afrique est si difficile à comprendre. Cependant, encore une fois, les Afro-Américains, comme les Antillais en Côte d’Ivoire, ne traînent pas avec les Ghanéens, ils vivent isolés dans leurs réalités : « Cependant, les Afro-Américains ne se mêlaient pas aux Ghanéens. Ils se constituaient en caste supérieure, protégés qu’ils étaient par les postes considérables qu’ils occupaient et leurs hauts salaires » (Condé, 2012, p. 163).
Pour cette raison, elle est de plus en plus convaincue que le rêve d’un peuple africain uni contre le reste du monde est impossible, les réalités très difficiles des peuples dispersés d’Afrique, de la diaspora noire et de ceux qui sont restés sur le continent, entravent la compréhension et l’union : « Plus j’allais, plus je constatais que la Négritude n’était qu’un grand beau rêve. La couleur ne signifie rien » (Condé, 2012, p. 163). Condé au fil du temps est arrivée à sa propre conclusion sur ce sujet : « Il faut une lecture du monde qui passe par autre chose que par la couleur. Avant nous étions un peu obnubilés par l’origine ethnique, mais maintenant nous voyons qu’elle est moins importante » (Pfaff, 2016, p. 24). Condé a été expulsée du pays après avoir reçu des accusations d’espionnage pour les Ghanéens, ce qui a rendu cette nouvelle étape en Afrique brève. Elle s’échappe à Londres, mais avec le temps, elle peut retourner en Afrique et même si tout le monde lui conseille de ne pas le faire, elle revient à la recherche de sa place dans le monde.
Pour rentrer, elle doit retrouver sa nationalité française à laquelle elle ne se sentira jamais identifiée même si elle vit actuellement en France : « Oui, [je vis en France] en tant qu’étrangère ! […] Moi, je n’ai jamais été intégrée à la nation française. […] Pourtant, à côté de cette assimilation involontaire, il y a un refus catégorique d’appartenir à ce qu’on appelle la République française » (Pfaff, 2016, p. 93). De retour en Afrique, elle vivra encore un peu au Sénégal avant de quitter définitivement le continent africain sans retrouver ce qu’elle cherche, car cela n’existe pas : « Elle prend ainsi conscience que sa quête ne mène nulle part et met fin à son séjour en Afrique comme l’on met fin à une histoire d’amour décevante, car elle ne pouvait que l’être » (Labrune-Badiane, 2018, p. 175).
Ce voyage lui sert donc à affronter le questionnement de sa propre identité d’Antillaise dans une réalité qui est nouvelle pour elle et la pousse à s’explorer, car elle se trouve, pour la première et unique fois, définie comme blanche et exclue du collectif noir. Ainsi, elle découvre l’identité hybride de la diaspora africaine et qu’elle est en mouvement continu. Au cours de ce voyage, elle décrit ce que Stuart Hall (1994) appelle le « voyage triangulaire » lorsqu’il découvre l’expérience des migrants caribéens en Grande-Bretagne au milieu du XXe siècle. Ce voyage triangulaire décrit comment les migrants caribéens ont été déracinés de leurs pays d’origine en Afrique et transportés à travers l’Atlantique vers un nouveau pays. Ce voyage, soutient Hall, a créé un sentiment de dislocation et de désorientation parmi les migrants, qui se sont retrouvés pris entre trois mondes culturels différents : celui des Caraïbes, celui du pays vers lequel ils ont migré, et la culture hybride résultant de leurs racines africaines, caribéennes et des colonisateurs occidentaux. Ce voyage triangulaire est complété par Condé à son retour en Afrique, où tout a commencé et où elle découvre la vérité sur les identités et les origines : « C’était une époque où je croyais à la simplicité de l’origine, mais maintenant je sais que l’origine est plurielle et complexe » (Pfaff, 2016, p. 42).
En ce moment, elle comprend que chacun doit trouver sa propre voie, se libérer des idées préconçues sur ce que chacun devrait être et qui pèsent sur elle. Sur cette question du retour en Afrique « ce sont d’ailleurs d’abord des femmes écrivaines antillaises qui ont revisité cette question du “retour”. Dans les romans de Maryse Condé, l’Afrique n’est pas une entité imaginaire, mais bien un espace réel, pluriel et vaste, traversé par des dynamiques politiques, sociales et culturelles » (Labrune-Badiane, 2018, p. 175). Elle cherche un lieu d’intégration, où se débarrasser de son altérité et être enfin comprise. En ce sens, elle pense que d’autres Noirs dans un pays qui a souffert autant que l’Afrique auraient pitié d’elle et la prendraient dans leurs bras. Cependant, ces gens se battent pour leurs propres causes, luttent pour survivre et ne pas mourir de faim, ils sont engagés dans une lutte politique sans fin entre des gens qui ne pensent qu’au pouvoir, et non pas à la misère du peuple.
5. Conclusions
Maryse Condé, femme rebelle, contestataire, qui refuse de s’identifier exclusivement à des doctrines ou des idéologies telles que la négritude, la créolité ou le féminisme, fait de son récit autobiographique, La Vie sans fards (2012), un témoignage à la première personne de ce que signifie pour l’identité des personnes de la diaspora noire de n’éprouver un sentiment d’appartenance nulle part. Tout au long du texte, Condé est à la recherche de son identité. Dans ce récit rétrospectif elle nous raconte la construction de son « soi » pendant le parcours de sa vie. Maintenant, est à nous d’analyser et identifier comment les lieux qu’elle habite pendant ces années à une influence sur ce processus identitaire.
Tout d’abord, son lieu de naissance exerce une influence forte sur elle parce que l’île de Guadeloupe en est une partie essentielle et son expérience de grandir dans ce contexte a influencé sa vision du monde. Elle se sent libérée lorsqu’elle quitte l’île, mais Condé subit aussi un fort choc émotionnel parce qu’elle se sent apatride, sans terre d’origine ni sentiment d’appartenance. Malgré cela, Condé ne développe jamais un « attachement de lieu » à son endroit de naissance. Cet éloignement des Antilles est lié à l’attitude de ses parents, qui ont caché le passé tumultueux des Africains déplacés vers les îles. Cette méconnaissance du territoire et de sa société l’amène à rechercher ailleurs.
Cependant, Condé ne le trouve pas non plus à Paris. Elle éprouve de la solitude et de l’isolement à Paris. Bien qu’elle soit de nationalité française, elle a un sentiment d’étrangeté et est victime d’épisodes racistes de la part des Parisiens. Paris devient alors pour Condé un lieu de transition où elle ne se sent pas complètement appartenir à son lieu d’origine ou à la culture française. Elle trouve à Paris la révélation de sa propre altérité et doit faire face pour la première fois aux réalités passées de l’esclavage et du colonialisme, ce qui a un impact profond et évident sur elle.
Finalement, Condé s’interroge sur le rôle de l’Afrique dans sa vie. Le « retour » de Condé en Afrique a été à la fois une évasion et une quête d’identité. Au cours de son parcours dans des pays tels que la Côte-d’Ivoire, la Guinée, le Ghana, le Sénégal et Dakar ville, elle fait face à la réalité africaine et à la pauvreté qui affecte ce continent. De plus, Condé y découvre la distance entre les Antillais et les Africains puisque les deux communautés ont des stéréotypes et des malentendus mutuels. Le peuple antillais est influencé par l’occidentalisation involontaire due au contact des cultures européennes. Cela crée une identité hybride et complexe qui n’est pas pleinement reconnue par les Africains.
Malgré ses efforts, Condé se sent rejetée par les Africains en raison de son identité hybride et de son influence occidentale. Elle réalise que partager la couleur de peau ne suffit pas pour être acceptée. Les différences dans leurs expériences personnelles les éloignent mutuellement. Elle comprend enfin que la notion de « monde noir » et la Négritude sont des concepts limités. Cela lui permet de se libérer de la recherche impossible de ses racines culturelles et d’accepter son identité comme un mélange d’influences de différentes cultures.
Ce récit autobiographique vise à représenter sa réalité et à se réapproprier un nouvel espace où elle peut être comme un sujet qui n’appartient pas à un seul lieu, mais qui est influencé par ce que ses origines africaines ont souffert pendant le colonialisme et l’esclavage, mais aussi par le lieu où elle est née loin de l’Afrique, la Guadeloupe et sa nationalité française. Ainsi, Condé se réapproprie de son identité hybride sans vouloir rejeter aucune des influences de toutes les cultures et lieux importants de sa vie.
[1] Aussi « l’entre-deux » ou « l’ici-là » (voir Gallagher, 2003).
[2] Notamment, aussi bien Aimé Césaire avec Cahier d’un retour au pays natal (1939), Discours sur le colonialisme (1950) ou Discours sur la négritude (1987) ; Édouard Glissant avec Le discours antillais (1981) ou le Caribbean Discourse (1989) ; ou Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant avec Éloge de la créolité (1989).
[3] Nous nous sommes principalement appuyés sur le théoricien anglophone puisque Condé renie la tendance des théoriciens afro-caribéens comme Aimé Césaire, bien qu’elle reconnaisse qu’il est une figure essentielle, elle rejette le concept de la Négritude (voir Condé, 1978 ; Selao, 2016).
[4] Condé s’inspire de sa propre expérience, de son propre « retour au pays natal », et le capture dans ses œuvres de fiction. Par exemple, dans Hérémakhonon (1976), la protagoniste, Veronica, est une enseignante caribéenne qui vit à Paris et voyage en Afrique à la recherche de sa propre identité ; ou dans Histoire de la femme cannibale (2005), où Rosélie, une jeune Guadeloupéenne, « retourne » en Afrique.
[5] « Maryse Condé se demande alors “qui méprisait qui ? Comment abattre ce mur d’incompréhension qui séparait nos deux communautés ?” » (Labrune-Badiane, 2018, p. 171).
[6] À la page 74 du récit La Vie sans fards, Condé finit la célèbre phrase de Sékou Touré avec « dans les fers » tandis que dans le titre du même chapitre, elle écrit « dans l’esclavage ».
[7] Il est clair qu’un continent aussi grand que l’Afrique, avec 54 pays différents, il abrite une diversité de cultures, de religions, de coutumes, de langues... mais, dans l’imaginaire collectif occidental, il existe une image homogène du territoire, ignorant sa réalité.
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Note sur l’auteure
Beatriz Álvarez Palanca est titulaire d’un diplôme en langues modernes et leurs littératures et d’un master de recherche en langues et littératures de l’Universitat de València. Elle est actuellement doctorante dans cette même université. Ses recherches portent sur l’auteure Maryse Condé et sur la manière dont ses autobiographies constituent un témoignage pertinent pour l’étude de l’identité des sujets de la diaspora africaine, en se concentrant sur des concepts tels que les espaces physiques, la maternité, la pauvreté ou l’esthétique des femmes d’origine africaine. Dans sa thèse de doctorat, elle étend sa recherche à d'autres auteurs d’autobiographies qui apportent leur témoignage pour donner de la visibilité aux réalités de ces sujets qui ont été historiquement relégués à l’arrière-plan par rapport à l’identité européenne hégémonique.